Peinture sur peinture, paru dans Art Absolument, No. 27, janvier 2009
Par François Jeune

Après Van Gogh se ressourçant chez les Japonais, Manet chez Vélasquez et Degas chez Véronèse, quels nouveaux modes d'influence les artistes mettent-ils en œuvre aujourd'hui ? Si copier était autrefois le processus d'apprentissage et de création incontournable, par quoi a-t-il été remplacé? L'hypothèse d'une modernité usant de transgression, suivie d'une post-modernité utilisant la citation, pourrait-elle déboucher sur des pratiques actuelles tournées vers l'interprétation?

TRANSGRESSIONS
Certaines œuvres modernes ne transforment pas seulement l'image d'une peinture donnée mais interviennent littéralement sur la peinture, faisant de la destruction un mode de création !
Joan Miré en 1930 parle d'assassinat de ta peinture et soutient : "L'art est en décadence depuis l'âge des cavernes." Il achète ainsi des "croûtes" pour les repeindre : dans Personnages et oiseaux dans un paysage (1976), Mirô jette en tous sens un filet de laque noire et de signes rouges sur le tableau et son cadre doré, mais laisse transparaître le paysage et le vol de canard. Selon Emilio Fernandez, son petit-fils, "s'élaborent deux transgressions, le tracé du signe d'une part et de l'autre la suggestion d'un antécédent non travaillé par Mirô". Autre transgression, il exhibe en 1973 des toiles en partie brûlées. Christian Jaccard mènera une altération comparable sur des portraits anonymes du XVIIIe siècle qu'il calcine avec une mèche enflammée. Chez Jaccard comme chez Mirô, le sens n'est pas la suppression de Rauschenberg qui efface deux dessins de Kooning, ni l'ironie de Duchamp qui dessine une moustache à la Joconde, ni encore le nihilisme d'Arman qui déchire des images de Warhol, mais bien plutôt la relance de la peinture : la peinture assassinée, brûlée, renaît de ses cendres. La destruction manifeste-t-elle un pouvoir d'amélioration ?
Asger Jorn, peintre danois du mouvement COBRA, conteste l'idée de paternité en peinture. Pour mieux le démontrer, il crée à Alba en Italie, avec Pinot-Gallizio, des œuvres à plusieurs mains et imagine en 1949 de continuer des toiles de maîtres anciens. Il peint sur des reproductions de Manet et relate l'année suivante, dans une lettre à Constant, son opération d'usurpation :
"Voici où je suis entraîné de former une nouvelle section de notre travail : je me l'appelle SECTION D'AMÉLIORATION DES ANCIENNES TOILES. Nous proposons au nom de COBRA d'améliorer des toiles des collections ou des musées anciens. J'ai déjà commencé avec une chose de Raphaël, de Monet et de Braque." Dix ans plus tard, en 1959, c'est à des chromos trouvés aux puces qu'il applique ce principe, baptisé "toile améliorée", puis "modification". Les ajouts tonitruants de couleurs et de figurations déformées expriment le cri et le rire inhérent à la peinture de Jorn. Sa liberté ne rend-elle pas l'oblitération créative ?
Le peintre viennois Arnulf Rainer, depuis les années 50, recouvre en noir ses Surpeintures, et rature ses photographies. Depuis 1995, dans ses Surillustrations, il oblitère des illustrations de la Bible, comme celles de Gustave Doré. Brouillant des dessins de Victor Hugo ou opérant en 1978 des Recouvrements sur masques mortuaires, les choix d'image qu'opère Rainer sont déjà la moitié accomplie du chemin créatif, comme dans toute Peinture sur peinture. L'autre moitié est le traitement de l'œuvre choisie. Rainer surcharge une Tête de Christ de traînées colorées qui balafrent l'image, soit pour la réanimer soit pour l'outrager. Entre vénération et blasphème, l'oblitération est partagée entre dimension mortifère et renaissance. Mais d'après Jean-Michel Foray : "Le travail sur les illustrations de la Bible est plus serein, comme si l'ambivalence d'Arnulf Rainer à l'égard des images (il faut beaucoup les aimer pour les défigurer) faisait place à une acceptation de leur simple beauté." D'ailleurs l'artiste ne dit-il pas : "Jamais je n'ai voulu détruire, mais perfectionner?"
Si la modernité manie cette transgression ambivalente, comment la post-modernité agit-elle?

IMITATIONS
À partir des années 80 aux États-Unis, les appropriationnistes Mike Bidlo, Sherrie Levine et Richard Pettibone ou de manière plus complexe Elaine Sturtevant, désacralisent des œuvres connues en les répliquant. En France, des artistes travaillent la peinture sur peinture en renouvelant les mécanismes d'imitation, dans l'optique d'une peinture à recommencer.
André Raffray peint pour l'exposition Duchamp à Beaubourg en 1977 de grandes gouaches réalistes sur la vie de Marcel Duchamp, lançant ce qu'il nomme La Peinture autour de ta Peinture. En 1988, il reproduit les Demoiselles d'Avignon de Picasso sur toile en vraie grandeur, mais entièrement aux crayons de couleur ! Plus que l'image, c'est la matière de la peinture qu'il copie : il dessine la couleur. Pontus Hulten qui lui commande aussi La Musique de Matisse dit des œuvres de Raffray : "Ce sont des faux faux... des transpositions, se manifestant surtout par un changement technique." Dans ses Peintures recommencées d'après les sites des paysages de Van Scorel, Seurat, Heckel, qu'il confronte en exposition avec les originaux, ou dans ses autres protocoles Déchirures et Diptyques,
Raffray juxtapose de manière troublante deux imitations : l'effet stylistique et pictural de l'œuvre citée et la représentation d'après photographie du motif ou du modèle retrouvé. Il déclare : "La remontée dans le temps est devenue ma grande affaire." Le temps de la peinture retrouvée?
Jean Le Gac retrouve la peinture avec ses variations sur quelques œuvres de Braque et Picasso Le peintre invisible, ou Picasso c'est moi, qu'il présentera l'été 2009 au musée de la tapisserie d'Aix-en-Provence, en parallèle à l'exposition Cézanne-Picasso. La redécouverte des effets picturaux donne des sensations décuplées à ce fils prodigue de la peinture, qui conserve cependant son dispositif ouvert de photos, dessins et textes. Ni hommage, ni pastiche : Le Gac agrandit la nature morte cubiste Ma jolie de Picasso à partir d'une photocopie en noir et blanc, ce qui le force à trouver des solutions pour la couleur. Pastillant de taches claires au pastel un fond sombre, il traite Picasso comme s'il avait braqué dans le noir une lampe torche sur un chef-d'œuvre retrouvé. Le Gac a représenté une première fois dans les années 80 Ma jolie de Picasso passant au-dessus d'un haut mur aux bras de gangsters. Le peintre est à la fois un voleur de tableau, et le détective du tableau volé. Par l'effraction douce d'un peintre sous déguisements, d'un cambrioleur d'art, la toile est fracturée et la peinture prise en otage dans une fiction redoublée.
Les grandes toiles, Mirabilis de Martin Bruneau, pour l'abbaye de Maubuisson et la galerie Isabelle Gounod en 2008, superposent deux images de peintures dans un processus de redoublement. Dans Endormies-bateau, Bruneau mixe Les Deux Amies de Courbet, qu'il a retourné verticalement, avec l'image d'un naufrage dans l'Antarctique. Les quadrillages ainsi que les associations de citations découlent, dit-il, d'un intérêt pour l'accident, pour une rencontre forcée. La où Cueco, dans sa série Peinture de la peinture, met en pièce le tableau Ex-voto de Philippe de Champaigne, Bruneau réunit dans Les Sœurs les religieuses de Champaigne aux figures dénudées de Gabrielle d'Estrée et sa sœur de l'école de Fontainebleau. Le lien chez Bruneau se fait d'ailleurs souvent plus par l'image et l'histoire que par la manière. Mais dans Infante grise, reprise en de subtils bleu gris d'une Menine de Vélasquez, Bruneau brouille la figure et le fond matériel de la peinture en effaçant la tête de l'Infante par de larges coups de pinceaux horizontaux évoquant Guston. Ainsi, ce n'est ni la référence, ni la filiation qu'il recherche, mais la simultanéité des modes picturaux cités.
L'imitation a changé de sens en utilisant une repré¬sentation comme signe et non comme modèle. Dans la surmodernité actuelle, au lieu d'imiter, comment interpréter pour créer?

INTERPRETATIONS
La tradition, dilemme entre filiation ou trahison, créant une bipolarité équivalente entre imitation et trans-gression, certains artistes cherchent leur voie dans l'interprétation.
Pierre Buraglio peint d'après, avec, autour des peintures anciennes, qu'il interprète comme un jazzman un stan¬dard : il décalque, prélève, associe. De Avec qui...à partir de qui... l'imprégnation d'oeuvres menée au musée de Lyon par Buraglio de 2002 à 2004, Christian Briend dit : "C'est moins de la copie d'après les maîtres [...] que relève la fabrique buraglienne que de leur interprétation, voir de leur recyclage [...] Buraglio [...] vise une sorte de décantation du motif." Dans ses deux versions D'après Francisco de Zurbaran (saint François), Buraglio analyse et critique l'œuvre sur laquelle il a choisi de travailler.
Par surenchère de l'austère Zurbaran, il décale l'attention non sur le visage de saint François en extase qu'il élide (trop Contre-Réforme dit-il), mais sur les plis et les nœuds de la défroque ocre du saint ou l'intervalle en sablier entre la figure et son ombre. Prenant comme support des portes de HLM récupérées, il joue d'un face-à-face aux proportions de la figure. Faisant de la peinture un lieu de passage, Buraglio écrit : "Le présent est fait du passé (je le ressens avec certitude en tant qu'artiste). Je suis persuadé que le passé ne se révèle qu'à ceux qui sont en prise directe sur le présent." Notre rapport au passé s'est inversé.
Moo Chew Wong, il y a une douzaine d'années, peignait ses toiles au sol de la galerie Anne de Villepoix en interprétant les Moonettes, sculptures de Chris Burden, préparant ses couleurs à même son support. Les jours de fermeture du centre Pompidou, Wong a cherché "sur quoi peindre" dans l'exposition de Beckmann. Il peint aussi sur Lavier ou l'Urinoir de Duchamp et régu¬lièrement devant les œuvres du MAMCO de Genève. L'important est pour lui non plus la peinture à reprodu¬ire mais l'expérience picturale à produire. Loin d'une compromission, pour Wong, la fréquentation de la pein¬ture des autres est une mise en danger, l'incitation à s'exercera la sienne. Car tout peintre, dit Merleau-Ponty suivant Malraux : "s'apprend dans l'autre avec et contre lui". Vertige du passage de témoin de peintre à peintre, quand Wong peint à sa propre sauce les deux Fauteuil de Gauguin peints par Van Gogh et repeints par David Hockney. En gardant la spatialité d'Hockney, perspec¬tive inversée où les lignes fuyantes se rejoignent dans l'œil du spectateur, Wong montre le sens de cette sortie de l'abyme de la peinture... Au modèle se substitue sa source, le regard et le désir du peintre.
Bernard Joubert, avait encadré, en 1976 au musée de Grenoble, quelques peintures, dont Femme lisant de Picasso de deux rubans peints tendus sur le mur. L'espace entre ces deux lignes colorées devenait peinture sur peinture. À la même époque au Stedelijk d'Amsterdam, Buren dissimulait ses bandes sous les peintures du musée. L'un affirmait la peinture quand l'autre la cachait ! Joubert crée depuis 1994 ce qu'il nomme des peintures de peinture. Il reprend ['Ange de Delacroix à Saint-Sulpice, des Crânes de Cézanne, des Vanités de Philippe de Champaigne : "II existe, dit-il, des peintures de batailles, de natures mortes, de pay¬sages, des portraits... Mais qu'en est-il si l'on décide de peindre ces peintures, de faire des peintures de pein¬tures ? Regarder des tableaux, en choisir, les peindre, sont pour moi les moments d'une même activité." Par un système de déplacements de son support parcellisé,
Joubert accélère autant qu'il suspend ses peintures. Dans cette problématique de l'influence, Joubert se place très justement au cœur du problème, dans cette voie médiane ni iconolâtre ni iconophobe où, dit-il : "une interprétation est comme une traduction, un passage d'une langue à l'autre ; la chose doit être juste dans la langue d'arrivée et fidèle en même temps." Ainsi, le peintre vit ses influences et les traverse, n'étant ni trop proche de sa source, ni aveuglé par son déplacement. Pour Cédric Loire, le Paysage de 2006 réalisé depuis une aquarelle de Cézanne "rend compte d'une vision en mouvement, ne cherche pas à copier l'image, mais à en saisir les articulations, les points de condensation, les passages." L'Influence, notion formelle, fait place à un enchaînement fluide où le peintre se met en retrait au profit de la peinture.
Sur le carton de son exposition de 2007 à Orléans, Bernard Joubert a inscrit cette pensée de Pascal : "Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement."